Les lésions carieuses ne sont pas (plus) une maladie infectieuse

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14 décembre 2022
Bon nombre de chirurgiens-dentistes, voire de membres de sociétés scientifiques, considèrent depuis leur formation initiale que la maladie carieuse est transmissible. Pourtant, les experts internationaux s’accordent à dire depuis plus de dix ans que cette maladie doit être considérée comme non transmissible. Retour sur un débat politico-scientifique dont les conclusions impactent l’exercice au quotidien.

La maladie carieuse est une maladie infectieuse ! Tout le monde, ou presque, l’a appris en formation initiale. Voire l’apprend encore. De nombreux experts la présentent comme telle dans des formations DPC, en congrès ainsi qu’en conférences, et il est encore assez fréquent de le retrouver dans des thèses d’exercice. Le concept est intellectuellement séduisant : les bactéries présentes en bouche sont finalement responsables de la pathologie et de ses manifestations cliniques. Tout un tas d’études du microbiote oral semblent l’attester et finalement : « pas de bactérie, pas de carie ». Pourtant, plusieurs décennies de recherches sur ce microbiote nous permettent désormais d’avoir une vision plus fine et plus globale de l’équilibre qui règne dans le corps humain (symbiotique) – en temps normal – et des facteurs provoquant ce déséquilibre – dans le temps pathologique.

Une question d’équilibre

Le microbiote humain existe à peu près partout dans notre corps. Dans l’intestin par exemple, il joue un rôle essentiel pour l’absorption de l’énergie et pour la digestion, et comporte 150 fois plus de gènes que notre propre génome (1). La relation entre le corps et ce microbiote fonctionne généralement bien, et l’être humain vit avec en harmonie. Cependant, un déséquilibre peut parfois arriver et provoquer toute une série de pathologies telle que l’obésité ou des maladies auto-immunes. Ces pathologies ne sont généralement pas considérées comme des infections. Pour le microbiote oral, c’est sensiblement la même chose. Son acquisition débute à la naissance et se prolonge tout au long de la vie. Il se trouve dans des sites sains, tout à fait dépourvus de lésions carieuses. C’est à contraster avec une infection, où les micro-organismes ne sont généralement pas présents, aux exceptions près des pathogènes qui se réactivent quand certaines circonstances changent, par souci d’immunité par exemple. 

De faux coupables

Pendant des dizaines d’années, les S.Mutans ont été pointés du doigt comme les grands responsables des lésions carieuses. On pensait alors que la contamination venait de la mère après l’éruption des dents temporaires. Ainsi, les stratégies cliniques visant à retarder ou éliminer cette transmission ont été mises en place en utilisant des antibactériens, et en menant des recherches pour créer des vaccins (2). Pourtant, le concept « d’un pathogène, une maladie » a été depuis largement remis en cause : des études internationales ont montré que des biofilms très différents peuvent provoquer des lésions carieuses (3). Un fait commun les unit en revanche, c’est l’augmentation de la proportion des bactéries tolérant et produisant de l’acide (4). Le développement d’une lésion carieuse est ainsi associé non pas à une contamination de telle ou telle bactérie, mais d’une dysbiose : un certain type d’espèces qui devient plus important dans ce biofilm. La cause principale de cette dysbiose, et de ce déséquilibre, est connue : c’est la consommation de sucres.

Cette consommation de sucre engendre, par métabolisme, une baisse de pH, sélectionnant des bactéries qui tolèrent l’acidité au désavantage de celles qui préfèrent un pH plus neutre. L’absence de brossage ou la réduction du flux salivaire produisent sensiblement les mêmes effets.

À ce titre, les lésions carieuses ne sont pas un exemple d’une infection classique : les bactéries sont présentes sur des personnes saines, et c’est bien le déséquilibre induit qui crée la pathologie.

Pourquoi c’est important ?

La maladie carieuse partage ainsi sensiblement les mêmes facteurs de risque que d’autres maladies non transmissibles telles que le diabète et l’obésité. Si la compréhension de la maladie en tant qu’infection indiquait un traitement antibactérien, voire un vaccin, cette nouvelle façon de penser implique un traitement beaucoup plus global à l’échelle du patient, qui aura probablement une incidence sur de nombreuses pathologies. Alors, on peut considérer qu’une lésion carieuse soignée en cabinet sans intervention sur le déséquilibre n’aura que relativement peu d’intérêt pour le patient à moyen et long terme. De même, en agissant uniquement sur la partie « dentaire » sans agir sur l’alimentation, les conséquences seront tout aussi dramatiques sur les pathologies sus-citées.

La plupart des pays dans le monde, soutenus par l’Organisation mondiale de la santé, ont ainsi mis en place des programmes de santé publique qui placent les maladies non transmissibles (MNT) au coeur de leur action. En effet, les décès évitables liés à ces pathologies dépasseront d’ici quelques années certaines maladies infectieuses traditionnelles. Il était donc justifié d’un point de vue scientifique, étant donné que la maladie carieuse partage les mêmes causes que d’autres MNT, qu’elle s’inscrive dans les programmes de contrôles et de prévention identiques.

Au cabinet ?

Une nouvelle définition des lésions carieuses a été proposée par Pitts et al. dans Nature Disease Primers en 2017 et semble faire consensus dans la communauté scientifique :

Les lésions carieuses sont une maladie dynamique, multifactorielle, à médiation par le biofilm, alimentée par les sucres, qui entraîne une déminéralisation et une reminéralisation phasique des tissus durs dentaires. (5)

Intégrer la dimension d’un microbiote équilibré comme base de la prévention aide le praticien à comprendre la pathologie comme une maladie dynamique, et comportementale. Cela ne veut pas dire que les antibactériens sont à laisser tomber : ils jouent leur rôle de facteur protecteur pendant leur durée d’efficacité. De nombreuses études permettent désormais d’adopter des stratégies aux données acquises de la science au cabinet, telle que la fixation d’objectifs atteignables en alimentation.

Les messages de prévention également changent avec ce paradigme de maladie non transmissible : le temps de diffusion du message parfois virulent à propos des baisers sur la bouche maman-bébé et de la transmission de salive mère-enfant doit être utilisé pour des informations basées sur l’alimentation, les outils de prévention (fluor, brossage, brossettes interdentaires) et le suivi bucco-dentaire au cabinet.

Cet article est librement inspiré d’une série d’articles parus dans le British Dental Journal en 2021 auquel l’auteur (MM) a participé. En particulier, il se réfère à Pitts N., Twetman S., Fisher J. et al. : Understanding dental caries as a non-communicable disease. Br Dent J 231, 749–753 (2021). https://doi.org/10.1038/s41415-021-3775-4.

Marco E Mazevet, Chercheur associé au King's College London

Frédéric Camelot, Ancien assistant hospitalo-universitaire de Nancy 

Julien Camiat, Chef de clinique des Universités - Assistant des hôpitaux santé publique UFR Odontologie Reims

 

1. Zhu B., Wang X. & Li L., Human gut microbiome: the second genome of human body. Protein Cell 1, 718–725 (2010). https://doi.org/10.1007/s13238-010-0093-z

2. Simón-Soro A, Mira A., Solving the aetiology of dental caries. Trends Microbiol 2015; 23: 76-82.

3. Colombo A. P. V., Tanner A. C. R., The Role of Bacterial Biofilms in Dental Caries and Periodontal and Peri-implant Diseases: A Historical Perspective. J Dent Res 2019; 98: 373-385.

4. Tanner A. C. R., Kressirer C. A., Faller L. L., Understanding Caries From the Oral Microbiome Perspective. J Calif Dent Assoc 2016; 44: 437-446.

5. Pitts N., Zero D., Marsh P. et al., Dental caries. Nat Rev Dis Primers 3, 17030 (2017). https://doi.org/10.1038/nrdp.2017.30