Dérégulation et chasseurs de primes

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19 mai 2021
Dans « Django unchained » (1) , King Schultz parcourt le Sud américain au début des années 1860, avec une roulotte emblématique : une molaire gigotant sur le toit et une immense affiche de chaque côté, vantant ses talents de dentiste « amazing and painless » (« sensationnel et sans douleur »). On ne nous dévoile cependant rien des qualités médicales du praticien, son talent de chasseur de primes prend le dessus.

La brillante étude de Na’eel Cajee, que vient de publier le Journal of Law, Medecine and Ethics (2), débute aussi par un « painless » dentiste (Dr Parker), oeuvrant quelques décennies après Shultz. On apprend que, outre-Atlantique également, dès le milieu du XIXe siècle, une régulation interdisant la publicité et les pratiques commerciales (code d’éthique dentaire de l’ADA, 1866) est adoptée pour protéger le patient. Painless Parker a été condamné à cinq ans d’interdiction. Mais les années 1970 ont amené leur lot de dérégulation et, en 1979, Painless Parker a été « réhabilité » à titre posthume !

Na’eel Cajee soutient que c’est la dérégulation, reniant les fondements de l’éthique médicale, qui a permis à la publicité et à la déréglementation d’investir l’espace médico-dentaire pour y placer des centres gérés par des sociétés commerciales. La diffusion de la logique néolibérale dans cet espace tend à provoquer une reconceptualisation de la profession par un parallèle systématique avec le commerce. C’est ce que l’auteur appelle la « déprofessionnalisation » : ceux qui décident des soins ne sont plus les professionnels médicaux. Ainsi, loin du résultat attendu, de démocratiser et d’améliorer l’accès aux soins, la dérégulation installe une tension autrement plus perverse. L’exigence de résultats (financiers) des bailleurs de fonds qui ont investi dans ces sociétés provoque les dérapages, la multiplication des procès, les faillites de sociétés gérant des centres et des patients laissés pour compte (des Dentexia américains ?!).

En France, la dérégulation et le démantèlement des principes déontologiques, conduits au pas de charge par l’Administration, ont multiplié des centres low-cost sur le mode « bon marché, peu contrôlé ». Ils traduisent, là aussi, une spéculation sur la santé des patients et une multiplication des fraudes (le Dentexia français est un exemple représentatif, mais pas seulement). L’exercice dans ces centres est devenu incontrôlable (3), dès lors que l’État cultive et encourage la marginalisation du « médical » au profit du « commercial ».

Ceux qui décident des soins ne sont plus les professionnels médicaux

Mais aux États-Unis, depuis le début des années 2010, une prise de conscience fait son chemin pour stopper cette dérive. C’est l’interdiction formelle, dans certains États, de détenir des cabinets dentaires par des sociétés, au risque de poursuites pénales par les procureurs généraux, ou bien la lutte contre les faux propriétaires (ghost owners, l’équivalent de nos associations-écrans). Alors que chez nous, les centres dentaires low-cost, désormais organisés en chaînes commerciales en toute illégalité, se multiplient, multiplient les victimes (4) et chassent les primes que l’État leur verse généreusement (5) !

Marc Sabek vice-président

 

1. De Quentin Tarantino, 2012. 2. Na’eel Cajee: Disruptures in the Dental Ethos: The Birth, Life, & Neoliberal Retirement of Norms in Advertising & Corporatization. The Journal of Law, Medicine & Ethics, 49 (2021): p. 77-88. 3. M. Sabek: Vers une déontologie light? L’Information Dentaire n° 27 du 8 juillet 2020, p. 1 - M. Sabek: La déontologie à la carte, CDF MAG 1897-1898 du 2-9 juillet 2020, p. 5-7. 4. Pour un exemple dramatique, voir le dossier « Centres Low-cost, l'esprit du lucre »: Le Chirurgien-Dentiste de France n° 1860 du 3 octobre 2019, p. 13-21. 5. 11,5% de leur masse salariale, primes conventionnelles (1,6% de leurs recettes), abattement jusqu’à 20.262€ sur la taxe sur les salaires, aides des collectivités territoriales…